Romain et Clara à Buenos Aires

Nueve Reinas

Nueve Reinas

 

Film de 2000 de Fabián Bielinsky

avec Ricardo Darín, Gastón Pauls, Leticia Brédice

Ma note ImdB/SensCritique perso: 9/10

 

 

Ce film est un succulent condensé d’Argentine et c’est pourquoi il a été choisi pour inaugurer cette nouvelle rubrique. L’idée étant de retranscrire mes réflexions d’expatrié sur mon pays d’accueil, ses différences culturelles, les richesses du voyage, l’apprentissage, la vie, le monde, en partant d’un film. C’est une bonne excuse pour commencer une discussion et un excellent moyen de se laisser aller à une digression. Pas d’inquiétude, la fin du film, ni même le milieu, ne seront révélés entre ces lignes !

 

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Nueve Reinas raconte l’histoire d’un arnaqueur professionnel, Ricardo Darín, qui rencontre un jeune blanc-bec, Gastón Pauls, qui débute dans le métier. Alors qu’il le prend sous son aile, une opportunité extraordinaire se présente à eux grâce à une planche de timbres britanniques d’une immense valeur : The Nine Queens ou Las Nueve Reinas. Le film nous trimballe, accrochés aux basques de ces deux arnaqueurs de pacotille, à travers Buenos Aires à un rythme effréné. Les dialogues retranscrivent parfaitement le langage fleuri des porteños et l’intrigue ne nous laisse aucun répit. Entre personnages douteux, relations familiales tendues, bandits de bas-étage, halls d’hôtels luxueux et humour pince-sans-rire, on contemple ce monument argentin qu’est Ricardo Darín aller de surprises en déceptions, ne sachant plus si l’on doit le plaindre ou le craindre. Jamais autant attachant que lorsqu’il endosse des rôles de loser, il brille autant que ses yeux azurs et joue de son visage émacié à la perfection. On ressent dans sa performance l’essoufflement d’un homme usé par ses propres feintes. Le système se fatigue, on ne sait plus à quoi se fier, c’est toute une structure qui s’effrite, la crise approche.

 

Car le film se déroule juste avant la terrible crise de 2001 qui a durement marqué le pays. Si l’activité économique a su reprendre relativement rapidement, les esprits sont encore marqués. C’est une génération supplémentaire d’Argentins qui a compris d’un seul coup que demain, tout peut s’arrêter. Leurs ainés les avaient pourtant alertés, ils ont préféré le découvrir par eux-mêmes.

Cette crise a dessiné en grande partie l’Argentine dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Elle a justifié l’énorme chaos politique qui l’a suivi, lui-même justifiant le culte voué à celui qui a su calmer la tempête : Nestor Kirchner. Le pingouin (surnom donné à Nestor pour des raisons purement physiques) puis sa femme, Cristina, se sont posés comme les garants de la santé de l’Argentine post-crise. L’immense crédit qu’ils en ont tiré, additionné à la mort prématurée de Nestor, permet encore aujourd’hui à Cristina de pointer le ciel à chacun de ses discours, trémolos dans la voix, en repensant à son mari sauvant le pays des affres de la crise. Les célébrations entourant une « deKada ganada » de Kirchnerisme (une dizaine d’années de gagnée, avec petit jeu de mot spécial Kirchner) ont fait résonner les tensions permanentes qui secouent un pays où une prise de position modérée n’est jamais une option. On est à fond pour ou à fond contre, quel que soit le débat. La crise a donc créé le Kirchnerisme, qui lui-même fait absolument tout pour s’inscrire dans la jeune Histoire du pays en lettres bien grasses. Rien n’est trop gros quand on veut se faire une place dans l’éternité, les extravagances imaginées par la Casa Rosada sont là pour nous le rappeler quotidiennement.

Le film nous laisse sentir la crise qui approche mais ne se penche pas vraiment sur le sujet. Nueve Reinas est un film d’arnaques, de magouilles, d’esquives, de combines et de labeurs sans honneur.

 

Si le film est si brillamment réalisé, c’est aussi parce que personne au monde ne pourrait aborder ces sujets mieux que les Argentins.

L’esquive est un sport national. L’esquive des impôts d’abord, des ennuis ensuite. La combine est tellement banale qu’elle est élevée au rang de qualité. Se vanter d’avoir trouvé un moyen détourné se fait sans honte. Se voir proposer une combine de fausse facturation en allant simplement faire une photocopie pour son entreprise est normal. Le service des impôts offre même une remise (louche ?) aux contribuables qui ont la bonne idée de payer en liquide !

Il faut constamment avoir l’esprit ouvert aux détours pour parler la langue du pays. Ne jamais être surpris par ce qui chez nous serait vu comme de l’audace, voire de l’indécence, afin de ne pas être relégué sur la touche.

Il est difficile d’expliquer cette roublardise permanente. Certains diront que les crises, coups d’état et dictatures endurés ont poussé les Argentins à devenir des maîtres du système D. D’autres que les Italiens et Espagnols qui ont fui la Vieille Europe pour peupler le pays n’étaient pas exempts de tout reproche et ont amenés dans leurs bagages leurs mauvaises habitudes. Toujours est-il que cet équilibre basé sur « je magouille et je te laisse magouiller » fait partie du patrimoine du pays et permet une flexibilité certaine là où le poids de l’administration rouille l’économie. Tout est fait pour ne pas perturber les apparences : le pays est solidement ancré par des règles immuables. Sauf qu’aucune d’entre elles n’est respectée. Aucune sauf une : tout s’achète.

 

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 Dans Nueve Reinas, Darín cherche constamment une porte de sortie en voulant acheter quelque chose ou quelqu’un. Il sait que si tout semble s’assombrir, rien n’est perdu tant qu’il lui reste de quoi se payer une issue favorable. L’appât que représente un gain important à court-terme l’emporte sur toute autre logique.  C’est cette poursuite d’un magot obtenu par malice qui rend le film si divertissant. Le prochain rebond n’est jamais loin et personne, spectateur compris, n’est à l’abris d’un coup de vice.

 

Pour une première incursion dans le quilombo argentin, Nueve Reinas est incontournable. Si le plus important quand on se lève face au générique, dans son salon ou dans une salle obscure, est de ne pas s’être ennuyé un seul instant, le film de Fabián Bielinsky est une valeur sûre.



03/10/2013
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